Collège-lycée Freinet à Bruxelles

Septembre 2018

Quel enseignant Freinet n’a pas entendu la question, généralement empreinte d’une angoisse palpable : « Mais comment préparez-vous les élèves au collège ? » ?

La liberté est une valeur terrifiante dans une société qui formate ; ainsi on a souvent peur que des enfants ayant grandi dans un cadre d’éducation libre ne parviennent pas à s’adapter au système scolaire classique qui les attend. A l’ACE (de l’Autre Côté de l’École), on coupe court à ce genre de débat : il s’agit en effet d’un collège-lycée qui se revendique de la pédagogie Freinet.

Je n’avais pas prévu dans mon parcours de passer par Bruxelles. Mais quand Caroline (de l’école de Louvain-la-Neuve) m’a parlé d’un collège-lycée Freinet, j’ai eu immédiatement envie d’aller y faire un tour. Quelques mails et kilomètres de stop plus tard, je me suis donc retrouvée à l’entrée de l’ACE, curieuse de voir à quoi ressembleraient des adolescents formés à l’autonomie et à la citoyenneté.

L’établissement, un grand bâtiment moderne, est l’ancien siège d’une entreprise. Les salles de cours, ouvertes ou vitrées, sont d’anciens bureaux aujourd’hui décorés librement par les élèves.

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L’école a été créée sur une initiative de parents d’élèves à qui on a probablement posé la fameuse question du collège et qui souhaitaient que leurs enfants continuent leur scolarité en pédagogie Freinet après l’élémentaire.

L’école n’est pas gratuite : les salaires des professeurs sont payés par l’État mais l’emprunt effectué pour acheter le bâtiment est remboursé progressivement par les dons non-obligatoires des parents. Les montants des dons sont conseillés à chacun en fonction d’une grille de revenus (en moyenne 2% des revenus des familles). Bien que les élèves soient issus de milieux sociaux plutôt favorisés, un certain nombre sont là parce qu’ils présentent des troubles des apprentissages et viennent de l’enseignement traditionnel où ils ont été en difficulté voire en échec scolaire.

Le Conseil, le texte libre, la création mathématique… Il est amusant quand on connaît les outils de la pédagogie Freinet d’observer leur transposition pour les jeunes collégiens et lycéens. Quels futurs adultes sont donc formés ici ? Mines boudeuses, humour parfois un peu lourd… A l’ACE, on retrouve les caractéristiques typiques des adolescents ; néanmoins, les jeunes qui sortent du lycée sont étonnamment matures et confiants. Il est surprenant de voir les jeunes adultes épanouis que peuvent devenir des élèves que l’on s’est abstenu de formater. Julie, prof de français, résume d’ailleurs bien l’idée de l’ACE à travers son objectif pédagogique :

« Je suis venue dans cette école pour changer le monde. »

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L’ACE reprend la structure traditionnelle du secondaire : un emploi du temps fixe avec un prof par matière et des classes mono-âge de 11 à 17 ans. Néanmoins, le contenu des cours est très différent de celui de mes souvenirs de collégienne. Les profs travaillent selon un fonctionnement commun qui consiste à alterner temps collectifs, où les élèves découvrent une notion ensemble, et travail autonome, où chacun choisit son activité.

En TA (travail autonome), les élèves ont accès à des fiches autocorrectives dans chaque matière. Ces fiches – créées par l’équipe enseignante ! – sont organisées pour que les élèves puissent se corriger et avancer seuls. Par exemple, dans le TA de Guillaume, prof de maths, un élève souhaitant travailler les racines carrées va aller chercher les fiches autocorrectives sur cette notion.

« D’un côté de la fiche il y a l’exercice, derrière il y a les réponses. Je fais l’exercice et ensuite je me corrige. Quand je me serai suffisamment entraîné, je pourrai choisir de passer le test (c’est-à-dire l’évaluation) et du coup j’obtiendrai le brevet des racines carrées. »

Les élèves ont un plan de travail, outil formidablement efficace pour l’autonomie, où ils notent les activités effectuées dans chaque matière. La correction des plans de travail tous les quinze jours permet d’établir des objectifs individualisés pour les deux semaines suivantes.

Ici l’espace de travail n’est pas réduit à la salle de cours : on trouve à chaque étage un fonctionnement « en plateau ».

« En TA, on peut sortir du cours et aller chercher du matériel, des idées et des tables pour travailler. »

Cette liberté de mouvement leur permet de s’isoler ou de travailler à plusieurs, éventuellement avec des élèves d’autres classes d’âges.

Le TA inverse le rapport entre l’élève et les savoirs ; on ne part pas des connaissances à transmettre mais de la culture de l’élève, afin de rendre l’apprentissage vivant. En français, on utilise l’outil du texte libre : les élèves écrivent des textes qu’ils peuvent venir lire à la classe dans les temps de partage. Dans le cours de Julie, un élève de 4ème (seconde française) vient par exemple lire son poème au tableau et demande aux autres des remarques pour l’aider à le retravailler. Anaïs, prof de français :

« Je n’encourage pas les élèves à faire des fiches d’orthographe. Je préfère que ça se fasse par leurs textes. »

En maths, les temps de partage servent à présenter les recherches mathématiques. Je rencontre ainsi une élève de 3ème qui a le projet de construire un pont en spaghettis (faisant ainsi intervenir des théorèmes divers) pour passer le brevet ingénieur de son plan de travail.

On encourage également les élèves à avoir des projets personnels qui sortent du cadre académique des matières scolaires. C’est pour cela qu’ils n’ont pas, ou très peu, de devoirs à la maison. Lætitia, 16 ans, prépare par exemple un projet sur la thématique du corps et souhaite organiser un débat sur l’euthanasie avec deux autres élèves. Elle m’explique le changement par rapport à son ancien collège :

« Maintenant j’ai moins de travail le soir et du coup j’ai le temps de faire des choses en dehors de l’école comme aller voir des expos. »

19642547_1672341666142481_1634100723549675256_nMur des recherches mathématiques

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A l’ACE, l’image du prof qui fait le même cours depuis 20 ans est balayée. Ici les profs sont dynamiques et toujours en recherche : on rebondit sur l’intérêt des élèves en permanence. Pour Julie, cela nécessite de renoncer à une programmation fixe :

« Je ne sais pas de quoi mon cours sera fait. »

Sortir du paradigme de la programmation des apprentissages est un acte qui révolutionne le rapport élève-enseignant. Quand on cesse de considérer l’élève comme un simple réceptacle du savoir qu’on lui transmet, une relation de confiance se crée.

« T’as pas l’impression d’être une machine. Ici les profs prennent le temps de discuter avec toi, ils vont s’intéresser et t’accompagner dans tes projets mais genre vraiment, pas en faisant semblant. Je trouve que c’est une relation plus humaine. »

Chacun va travailler les notions obligatoires des programmes à son rythme par le biais d’activités libres. Par exemple, en maths, Philippe choisit de faire des séances de création mathématique plutôt que des leçons collectives. La consigne qu’il donne à ses élèves de 15 ans semble désarçonnante :

« Faites ce que vous voulez sur la feuille avec uniquement des points, des lignes et des nombres. »

Après une dizaine de minutes, Philippe affiche l’une des productions au tableau : on y voit une courbe tracée sur un graphique. Je suis aussi perdue et déboussolée que les élèves, au début personne ne sait trop quoi dire mais les interprétations finissent par émerger :

« – C’est une fonction.

– La courbe monte.

– Ça peut être l’évolution d’une donnée numérique, mais laquelle ?

– On pourrait dire que c’est la courbe du chiffre d’affaires du football.

– Ou bien la courbe qui représente la population sur Terre.

– Pas possible, il ne peut pas y avoir un nombre négatif d’êtres humains. »

Philippe intervient très peu lors de cette discussion, uniquement pour aider à reformuler les idées. Quelques autres créations sont débattues un peu au hasard, puis on en arrive à des pistes de recherches futures (qui renvoient chacune à certaines notions des programmes) :

  • Quelle est la fonction qui représente le nombre d’humains sur Terre ?

  • Combien peut-il y avoir de triangles dans un triangle ?

  • Comment créer un patron de maison en 3D ?

  • Combien de perspectives différentes peut-il y avoir pour un même cube ?

Les élèves pourront choisir de poursuivre ces questionnements en TA et éventuellement venir présenter leur recherche en temps de partage.

Le cours de morale (équivalent de l’éducation morale et civique) d’Emmanuelle se construit également avec les élèves. Chaque cours est un atelier de discussion sur une question philosophique posée par les élèves. Ce mercredi, Emmanuelle commence par distribuer et lire aux premières (6ème) un petit texte sur le mythe de Dédale et Icare*. Puis les élèves sont amenés à formuler des questions qui émergent de cette histoire. Après un temps de réflexion en petits groupes, la classe se met en cercle pour discuter collectivement des questions qu’elle a élaborées : est-il toujours bien d’abuser de la liberté ? Pourquoi faut-il toujours trouver un juste milieu ? Les élèves finissent par rédiger ensemble la « sagesse du jour », soit l’idée marquante de la séance :

« Je te conseille, pour ne pas abuser de tes libertés, de te modérer et de te mettre tes propres limites. »

A l’ACE, j’assiste à des scènes qui paraîtraient totalement incongrues dans un autre collège. Pendant le cours de morale, une bande d’élèves passent par binôme devant la porte vitrée, ils se tiennent par les épaules et celui de devant a les yeux fermés. Il s’agit simplement des élèves du cours de théâtre d’Anaïs qui s’échauffent en pratiquant le jeu du guide et de l’aveugle. Anaïs :

« C’est le début de l’année, ils sont un peu timides. L’an dernier, j’ai eu deux élèves qui ont fait des interventions dans les classes en montant sur les tables pour faire le discours de Malala* aux Nations Unies. »

Sans titre 5Atelier de discussion philosophique

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La notion d’adolescent autonome et responsable peut sembler oxymorique. Pas à l’ACE. L’explication est simple : ici, les élèves participent activement à la prise de décision et à l’élaboration de projets. Des élèves à qui on fait confiance et qui savent qu’ils ont un pouvoir de décision se montrent plus respectueux des règles et témoignent de davantage de motivation pour venir en cours. Étonnant ? Non, juste logique.

Les élèves évoluent donc dans un environnement basé sur la confiance qui leur laisse une certaine marge de liberté : ils peuvent changer de place, aller faire leur activité hors de la classe, travailler avec leurs écouteurs dans certains cours.

Les décisions sont prises au Conseil, réunion (de la classe, du plateau ou de l’école) qui sert à résoudre les éventuels conflits et à proposer des projets. Les élèves de l’ACE étant habitués à ce rituel, ils acquièrent un sens de la citoyenneté probablement plus développé que celui de beaucoup d’adultes. Les projets sont variés : organiser des activités de team-building, installer une machine à café dans le couloir, aménager l’espace de la cour de récréation, participer au jury du prix des droits de l’enfant. Les élèves organisent même leurs voyages scolaires et doivent gérer un budget, trouver l’hébergement et le transport !

Un midi, j’assiste à une réunion de quatre élèves de 16-17 ans qui me laisse bouche bée : ils ont décidé d’organiser un colloque sur la pédagogie Freinet. Ils discutent donc des ateliers qu’ils proposeront, des films à diffuser, des invités potentiels.

« Il faut qu’on demande à Amandine (la directrice) l’autorisation de rater quelques cours pour aller filmer des écoles. »

Ce projet, inspiré par un cours de sciences sociales de l’an dernier, représente toute l’autonomie acquise : ces élèves ont tellement intégré l’intérêt du projet pédagogique du lycée qu’ils mènent une recherche réflexive sur leur expérience éducative

Sans titre 11Conseil d’école

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Je trouve incroyable le travail mené par l’équipe de l’ACE pour redonner de la vie aux apprentissages du secondaire qui, encore plus que dans le primaire, sont marqués par des traditions pédagogiques dépassées. Cependant, on ne s’émancipe pas si facilement des contraintes de l’institution. Si Lætitia semble épanouie, je croise un autre nouvel élève redoublant qui me dit :

« Les profs sont sympas mais je m’ennuie. »

En effet, les méthodes de l’ACE sont novatrices mais le contenu reste assez traditionnel. L’emploi du temps par matière coupe le savoir en tranches de façon artificielle et restreint énormément le choix des activités : on peut difficilement être toujours motivé lorsqu’on n’a pas choisi la matière qu’on est en train de travailler. Les objectifs attendus dans chaque matière, l’évaluation par les plans de travail, l’examen de 6ème (terminale), le redoublement… Difficile de dire qu’il n’y a pas de pression scolaire. Il me semble qu’à l’ACE on peut parler d’une vraie individualisation des parcours mais d’une autonomie limitée.

Les profs de l’ACE sont très conscients de cette réalité imposée par la rigidité de l’institution qui les tourmente parfois. L’ACE n’est pas une structure éducative figée, l’équipe se réunit régulièrement lors des « goûters Freinet » pour discuter de l’évolution du projet pédagogique de l’établissement. Je suis touchée par l’engagement immense de l’équipe enseignante dans leur métier.

D’ailleurs, Nicolas, élève de 5ème (première) me confie tout de même :

« Je n’adore pas aller à l’ACE. Mais si je passais une journée dans une autre école, je reviendrais le lendemain en courant ! »

Sans titre 13Goûter Freinet (réunion bénévole)

Quelques photos supplémentaires :

L’ACE est un établissement porteur d’un engagement éducatif fort compte tenu de la norme du secondaire. Après la question de la préparation au collège, on pourrait se demander comment des jeunes qui ont eu un cadre si libre seront prêts pour le monde du travail. Cette interrogation, qui mène à l’immobilisme, part du principe que si tout le système ne change pas d’un coup, il faudrait abandonner toute initiative pédagogique innovante.

Or d’une part, les élèves qui sortent de l’ACE ne sont pas des futurs marginaux mais des citoyens ayant un esprit critique et une capacité d’adaptation. D’autre part, pourquoi faudrait-il former des individus bien intégrés à une société au bord du naufrage ?

Vignettes

Carte d’identité de l’école

carte identité ACE

« Cette pédagogie, nous n’en avons point fixé les contours une fois pour toutes; nous ne l’avons pas érigée en méthode dont il faudrait suivre les règles et les prescriptions; nous l’avons découverte et promue, en praticiens conséquents et conscients, qui, ayant reconnu les tares graves des pratiques éducatives traditionnelles, leur ont, coopérativement, cherché des remèdes. (…) L’École moderne n’est ni une chapelle, ni un club plus ou moins fermé, mais un chantier d’où il sortira ce que tous ensemble nous y construirons. »

Célestin Freinet

*Dédale et Icare : Personnages de la mythologie grecque. Pour s’échapper d’un labyrinthe, Dédale fabrique des ailes à son fils Icare en lui rappelant de ne pas voler trop haut car il pourrait se brûler les ailes. Icare, ivre de liberté, s’approche du soleil : ses ailes fondent et il tombe dans la mer.

*Malala : Pakistanaise qui à onze ans s’est opposée aux talibans qui tentaient d’interdire la scolarisation des filles. Elle a reçu le prix Nobel de la paix et est aujourd’hui militante pour les droits des femmes.

(Merci à Violaine Mazeau, Adèle Thierry et à ma mère pour leurs relectures !)

Des questions sur le fonctionnement de cet établissement ou sur la pédagogie Freinet ? Un retour positif ou négatif sur l’article ? L’espace de commentaires en-dessous sert à ça !

7 réflexions sur “Collège-lycée Freinet à Bruxelles

  1. henri dit :

    Prochain sujet au bacc
    (en France, puisqu’à Bxl, y a pas de bacc) :

    « La liberté est une valeur terrifiante dans une société qui formate ».

    Mais celle-ci serait encore bien meilleure,
    car posée à des presqu’encore ados :
    « La notion d’adolescent autonome et responsable peut sembler oxymorique » !

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  2. Chem dit :

    Génial vous avez bien de la chance d’avoir pu aller vous plonger dans cette école. J’avais essayé aussi dans le cadre d’un travail d’études et je n’ai eu aucune réponse… Merci, à travers votre article, je peux goûter un peu à cette école Freinet.

    Pour info il y a une autre école Freinet en Belgique au niveau secondaire à liege, l’Athénée Léonie de waha qui est terrible aussi (allez voir leur site !!).

    Par contre je vous corrige, le cours de morale n’est pas obligatoire en Belgique. Les élèves peuvent choisir entre plusieurs cours de religion et /ou philo-citoyeneté. Il est possible par contre que cette école imposé à ces élèves de choisir le cours de morale pour tous dans le cadre de son projet éducatif. (C’est souvent le cas)

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  3. Naomi dit :

    Bonjour,
    Merci beaucoup pour votre article très intéressant et qui redonne l’envie daller vers des structures comme ça.
    Je suis enseignante en France et suis très tournée vers la pédagogie freinet. Malheureusement il n’existe pas tant que ça de collège lycée freinet en France. Pensez vous que je peux les contacter pour plus de renseignements ?
    Merci , merci

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    • surlaroutedesecoles dit :

      Merci pour votre commentaire !
      Il y en a quelques uns il me semble, je pense que vous pouvez bien sûr essayer de les contacter ou les rencontrer dans les GD Freinet. Ceci dit les écoles ont en général un site internet fourni qu’on peut lire d’abord.

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  4. Aurelien Parlouer dit :

    Excellent! Merci pour la découverte.
    Je suis un néo-professeur d’anglais dans un collège Calandreta (immersion occitane et pédagogie Freinet) sauf que je ne nous trouve pas au top du Freinet en classe contrairement à la vie du collège où ça se passe bien je pense.
    Je vais faire passer votre récit à mes collègues pour qu’on s’en inspire!

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